Théodore Diouf, cinquante ans de création i COLINE DESPORTES
Au milieu de l’année 2022, Océane Harati et moi, avons, sans nous connaitre encore et sans le savoir, retrouvé au même moment la trace d’un artiste que nous cherchions depuis longtemps.
Théodore Diouf, qui avait débuté sa carrière durant les années Senghor, était donc toujours actif et résidait à Zurich, en Suisse. Son histoire - celle de sa formation et de sa trajectoire – fut modelée par les époques et le hasard des rencontres. Sa pratique le fut plus encore par les lieux et les villes qu’il a traversés.
Théodore Diouf est né en 1949, à Djigod au Sénégal. Son histoire commence comme celles de nombreux artistes sénégalais de sa génération. Ses aptitudes pour le dessin sont repérées dès l’école primaire et il est orienté à la fin de ses études secondaires vers le centre d’enseignement technique artisanal où il s’initia à la sculpture auprès d’André Seck,particulièrement au modelage de l’argile. En 1969, il rejoint l’École des arts de Dakar. Sur l’impulsion de Léopold Sédar Senghor, pionnier du soft-power sur le continent, le Sénégal avait déjà accueilli en 1966 le premier festival mondial des arts nègres et ne finissait pas de faire la démonstration de sa vivacité culturelle. Participant de cet élan radieux, la création d’une école d’art, du musée dynamique - premier musée moderne du continent - et d’une manufacture nationale de tapisserie témoigne de la profonde volonté de Senghor de créer un art nouveau, qui se devait d’être à la fois moderne et africain. C’est dans ce but qu’il convie en 1961 le français Pierre Lods à rejoindre les enseignants de l’Ecole des arts, manifestement séduit par ses recherches au Congo. Lods applique à Dakar la même pédagogie qu’à Poto-poto, où il venait de passer plusieurs années, et crée un atelier libre au sein de sa propre maison. Il poursuit ses expérimentations. L’une d’elle est depuis tombée dans l’oubli, mais constitue justement ce que Théodore Diouf identifie comme le véritable point de départ de son œuvre.
La pédagogie de l’École des arts étouffe Théodore Diouf. La possibilité de travailler seul au sein de l’atelier libre le libère. Au début des années 1970, Lods acquiert un immense terrain à Bambilor, village situé à une trentaine de kilomètres de Dakar. L’endroit est à l’époque arboré, luxuriant, époustouflant de nature sauvage. Lods y fait construire quelques cases et invite trois jeunes artistes à y résider : Boubacar Goudiaby, Philippe Sène et Théodore Diouf. Tout commence à Bambilor. […] Tous les matins, je me pressais de boire mon café et j’entrais dans la brousse. Sur des petits carnets, je dessinais des feuilles, des formes. Ce sont ces formes-là, que j’ai développées, qui petit à petit m’ont emmené à l’exposition du Grand Palais.
De cette observation de la nature sur le motif, il tire probablement les quelques dessins figuratifs, inhabituels au regard du reste de sa production, de plantes et oiseaux blancs sur fond d’un noir profond. Senghor qui appréciait particulièrement le jeune artiste, en choisit un pour l’une de ses cartes de vœux de fin d’année. Deux maquettes de ces jardins seront également sélectionnées pour être tissée, l’une par le célèbre atelier de tapisserie Tabard, à Aubusson, l’autre aux prestigieuses manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès. Cette immersion dans la brousse de Bambilor s’accompagne de discussion avec ces compagnons sur les cosmogonies africaines, en particulier celle du monde sérère, auquel se rattachent Théodore Diouf et Philippe Sène. Petit à petit, Théodore Diouf invente un monde vibrant de poésie dans lequel s’entrelacent et se confondent flore sénégalaise, esprits, pangols et inspirations formelles du monde noir. Ses formes synthétisent animaux, matières organiques ou minérales, sculptures africaines : c’est la branche, la pierre, l’oiseau, le masque, tout en même temps. C’est aussi le temps de ses premières collectes. En 1984, il raconte dans un entretien pour la télévision allemande qu’il a appris à aimer les formes abstraites en ramassant du bois mort dans la forêt, qu’il conservait. Aujourd’hui encore, avant même de franchir le seuil de son atelier zurichois, le visiteur est accueilli par d’étranges amoncellements d’objets. Dans une vitrine sur le palier, des filtres à café en papier qu’il a laissé sécher, par-dessus des caroubes, des morceaux d’écorces, des galets. À l’intérieur, partout, sur le plancher massif, sur chaque meuble, sur le rebord des hautes fenêtres, petites et grosses pierres, bois flottés, objets du quotidien, se mêlent aux œuvres de l’artiste et forment un décor faussement désordonné. En approchant, on s’aperçoit que les coquillages sont disposés du plus petit au plus grand, que le couteau africain dans sa gaine de cuir et de cauris a lui aussi sa place. Théodore Diouf extrait leurs formes de ces naturalia pour en faire des quasi-abstractions. En réinventant le thème de la faune et de la flore à partir d’un vocabulaire formel résolument tourné vers le modernisme, Théodore Diouf déjoue le piège de l’assignation à la nature, de la représentation d’un Éden africain forcément primitivisant pour les critiques de l’époque.
En effet, dans ces premières décennies d’indépendance du Sénégal, la nécessité de théoriser sa pratique s’impose à Théodore Diouf. Il fallait penser cette peinture. Il était alors question de décentrer, sur tous les plans, un monde et une scène artistique internationale organisés par l’Occident, autour de l’Occident. Ses réflexions s’inscrivent ainsi dès le début au cœur des débats brûlants sur la fabrique d’un art contemporain « authentiquement » africain qui, pour certains, avait tout d’une chimère. Les chercheurs, mais également une partie des artistes du Sénégal, ont souvent pointé le caractère primitiviste du discours de Lods et de son enseignement, la désormais célèbre pédagogie du « laissez-faire ». Il estimait qu’il fallait préserver les artistes d’Afrique de toutes consignes et d’influences extérieures, qu’il jugeait susceptibles de corrompre leur « africanité ». Iba Ndiaye en particulier avait dénoncé les dangers de la définition d’une africanité essentialiste, voire racialiste, qui restreint et emprisonne, tel un « ghetto culturel » dans lequel les artistes d’Afrique s’enfermeraient eux-mêmes par peur de corrompre leur originalité (Ndiaye 1995).
Théodore Diouf et certains de ses camarades, voyaient au contraire, dans la définition d’une « culture africaine », une lutte pour l’autodétermination. Ils cherchaient d’abord, comme les encourageait Senghor, quelles étaient les valeurs et les références de cette culture. Adhérant à certains des narratifs mais conscient de la dangerosité de cette ligne de crête, Théodore Diouf élabore une œuvre, dont la voie formelle et thématique le préserve de ces écueils. D’emblée, il rejette les sujets anecdotiques. Je ne peins pas la femme qui pile le mil, ou qui va chercher la calebasse, je ne partage pas ça, je cherche une dimension beaucoup plus profonde, liée à la nature, qui est celle de l’homme qui pense, qui est connecté à tout.
Il semble également sensible à la conceptualisation senghorienne du parallélisme asymétrique, et reprend à son compte ce goût pour l’asymétrie présumées des formes africaines. Ses personnages et ses motifs semblent autant de variation autour des célèbres couteaux de jet d’Afrique centrale, qu’il dit avoir beaucoup observé dans les livres et les nombreux musées ethnographiques qu’il visita au cours de sa vie. Les formes africaines qui sortaient, la cosmogonie du monde noir était toujours là, parce que le discours était aussi là, parce qu’on était en train de chercher notre voie, de l’Afrique moderne, de l’Afrique qui veut apporter au monde quelque chose.
Théodore Diouf fait rapidement partie des artistes les plus reconnus de la scène nationale. Par le président, d’abord, qui fait tisser en France une grande tapisserie pour son salon de musique. Théodore Diouf participe aux deux premiers salons nationaux, organisés au musée dynamique, qui préparent la grande exposition Art sénégalais d’aujourd’hui. L’évènement ouvre au Grand Palais à Paris au printemps 1974 puis parcourt le monde pendant une dizaine d’années. L’une de ses œuvres est choisie pour la campagne d’affichage du métro parisien. Six sont sélectionnées pour être tissées aux Manufactures de Thiès. Il devient, selon le souhait de Senghor, l’un des ambassadeurs artistiques du Sénégal postcolonial et de son « école » artistique, l’École de Dakar, une étiquette aux contours mouvants qui n’a cessé d’être battue en brèche, consolidée, questionnée, et dont les définitions ont évoluées au gré de la scène, de la réception, des expositions parfois.
En 1984, il rencontre la jeune Suisse Maya Stockmann qui lui offre la possibilité d’échanger son atelier de Dakar avec celui de l’artiste Matthias Bosshart à Zurich. De février à août 1985, il y passe six mois. Après ce premier séjour, il cherche à s’établir en France, mais c’est finalement à nouveau à Zurich qu’il pose définitivement ses bagages. Au cœur du plus grand centre financier du monde, à des milliers de kilomètres de Dakar, il peint avec le même bonheur l’asphalte, la rue, les textures et les couleurs nouvelles. Le trait se dilue, se fait plus vibratoire, les couleurs s’assourdissent. Des monochromes apparaissent, qui restituent le subtil frémissement du printemps en Suisse. Plus récemment c’est l’horreur de la guerre qui surgit de ces œuvres et les formes se muent en choses glaçantes, grises et acérées évoquant l’invasion de l’Ukraine. L’exposition d’OH Gallery est ainsi l’heureux prétexte d’un long séjour de l’artiste à Dakar, un retour au pays sous le signe de la création, et l’occasion de présenter au public l’histoire d’un parcours débuté au Sénégal il y a cinquante ans.
Coline Desportes
Historienne de l’art
NOTES
Les citations en italique sont tirées des deux entretiens que m’a accordés Théodore Diouf à Zurich et à Dakar en septembre et décembre 2022.
Iba Ndiaye cité dans NDIAYE Francine, De l’art d’Afrique à l’art moderne: aux sources de la création, 1995.