PRÉSENTATION
Par Delphine Buysse
Construire sur les décombres
La Terre nous est étroite
Elle nous accule dans le dernier défilé
Et nous nous dévêtons de nos membres passés.Mahmoud Darwich.
Pour appréhender Unreclaimed d’Emmanuel Tussore, il est nécessaire de retracer l’ensemble de son œuvre, qui nous raconte en parallèle, sa relation avec le Sénégal. Elle en appelle au désir de transcender les frontières et les contraintes de l'ethnicité (1) dans l’expérience commune et partagée (2) de la souffrance humaine. Comme une narration qui se termine par des questions en suspens, son travail revient constamment vous hanter en prenant le soin de vous piquer là où il faut en ce qui concerne les petits arrangements moraux avec l’actualité et la conscience collective. L'œuvre d’Emmanuel Tussore ne laisse pas indemne: elle saisit le spectateur dans toute son impuissance et le renvoie inévitablement à son humanité, l’invitant à prendre conscience de son indifférence et de l'impossibilité du choix de la passivité.
La première rencontre des publics dakarois avec le travail d’Emmanuel Tussore s’est effectuée en 2016, lors de la projection de Sirènes (3). Tourné en plan séquence, sur la plage de Thiaroye-sur-Mer, une banlieue de Dakar, le film aborde la question de la migration. Mais au-delà des disparitions silencieuses dans le ventre de l’Atlantique (4), dont la cruelle recrudescence n’a fait qu’augmenter l’urgence, c’est aussi, en filigrane, le thème des corps qui y est abordé, un thème récurrent dans la pratique de l’artiste. Comment ne pas faire la corrélation avec les corps déplacés et les corps perdus à travers l’histoire du plus vaste déracinement de personnes mené sur plus de quatre siècles.
La deuxième rencontre entre Dakar et l’oeuvre d’Emmanuel correspond à la présentation de Study for a Soap (5), son installation réalisée en savons d’Alep sculptés. L’acte raffiné de reconstruction qui consiste à faire jaillir une ville par la sculpture minutieuse, évoque simultanément la violence destructrice d’une civilisation, contenue toute entière dans une barre de savon, paradoxale métaphore de la douceur d’un eden révolu. Là encore, il est question de corps, même si on ne les voit pas.
Dans le cadre de la Dak’Art Biennale 2022, De Cruce (6), l’installation présentée au sein de la salle D de l’ancien palais de justice de Dakar, semblait l’avoir envahie jusqu’à en éventrer son plafond. Cette forêt aux allures dantesques, constituée de souches crucifiées sur des pieux métalliques de chantier a marqué de nombreux esprits par son caractère presque prophétique qui témoigne des préoccupations de l’artiste pour l'environnement. Une fois de plus, les corps sont en suspens… Ceux des arbres empalés, certes, mais également ceux des victimes des dommages collatéraux de la déforestation et, parallèlement, de la désertification, sans parler des corps perdus dans l’immensité du désert, à la recherche d’un hypothétique ailleurs via la route des sables.
La récente Birdhouse (7), traversée par la notion d’habitat matriciel ou de nidification, est une sorte de cocon qui révèle un besoin d’ancrage ou de refuge dans l’impermanence et l’insécurité du monde, à travers une volonté de reconstruire. Il y a une forme de dichotomie entre la permanence de ce nichoir collectif, conçu en béton, contenue également dans l’idée de faire son nid et l’incertitude du retour.
Photographe de formation, Emmanuel a d'abord exploré la street photographie et le reportage avant de devenir directeur de la photographie dans l’industrie du cinéma.. Ceci explique sans doute son appétence pour le terrain et l’actualité. Son travail plastique, plus récent, est empreint d’un attrait pour la matière et, depuis quelques années, pour les matériaux lourds comme ceux que l’on trouve sur les chantiers. Cela a trait à son intérêt pour le domaine de la construction, détail qui n’est pas anodin dans l’analyse de l’ensemble de sa pratique.
A l’instar de ses autres installations, Unreclaimed a commencé avec une réaction frénétique: ici matérialisée par la collecte d’éléments et rebuts de constructions tels que des sacs de ciment et des gravats. Le passage à l’acte est intuitif, là où l’élément déclencheur est souvent de l’ordre d’une indignation viscérale, face à une énième tragédie humaine. Cela passe par une phase de déni ou une forme de sidération qui enclenche alors un processus mécanique de recherche plastique, comme un besoin urgent d’exutoire à une souffrance partagée. “Je me suis mis à graver inlassablement des noms sur un pupitre d’écolier”. Très vite, une mise en mouvement s’est opérée avec la chorégraphie du déplacement des gravats. En résidence à OH Gallery, Emmanuel Tussore s’est autorisé à expérimenter l’inachevé et la marge d’erreur comme une potentialité. Pour la première fois, il assume la présence flagrante des corps dans une écriture in situ: de la poussière et des débris, il exhume des gisants, comme il les a d’abord nommés, ces corps qui n’en sont plus, dont la chair a été pétrifiée, enfouie sous les amas de pierres et les ruines.
Comme il le rappelle, le gisant est une sculpture funéraire qui appartient à l'art chrétien (8): il s’agit d’une effigie, généralement placée sur le dessus du cénotaphe (9) ou du sarcophage (10), c’est-à-dire, dans ce cas précis, littéralement un corps sur un corps. Il représente un personnage couché dans une attitude de béatitude qui aurait atteint une forme de repos éternel ou de paix intérieure. Cela reflète la récurrente ambivalence inhérente au travail d’Emmanuel, entre l’extrême violence du contenu et la poésie subtile de son expression. L’idée du sarcophage” (11) est également évoquée par l’artiste, comme symbole d’un vaisseau vers un ailleurs. Les Égyptiens considéraient effectivement la barque funéraire, ou “barque de Rê”, comme un véhicule pour traverser les espaces liminaux (12). Chez les Grecs et les Romains, on retrouve aussi une iconographie nautique sur les sarcophages envisagés comme des “navires de pierre” censés transporter l'âme du défunt vers sa dernière demeure.
Unreclaimed fait écho à des contextes de domination, qui se répètent dans diverses géographies et temporalité. On y lit une histoire du lien à la terre et surtout de son asservissement. Elle évoque les territoires vidés de leur substance dont plus personne ne veut et inversément, ceux qui sont revendiqués de toutes parts et à tout prix, y compris celui de l’extermination de toute trace de vivant. Et c’est toujours ce dont il est question ici: des vivants et des morts, parce que les uns et les autres sont indissociables et que la tragédie fait partie de la vie. Les corps non réclamés, les corps sacrifiés, les corps absents, ensevelis, les corps alignés sous les linceuls. Ces derniers invoquent, par delà la notion de l’état de mort, celle du deuil et de la réparation, qui passe notamment par le rite funéraire.
L’installation se déploie au sein de l’immeuble Maginot (13), un réceptacle non neutre, à plusieurs égards. En effet, ce premier building “dit moderne” (14) à Dakar, alors capitale de l’A.O.F, fut commandité par le Crédit Foncier Colonial dans les années 1950, la banque française de l’Empire colonial (15), symbole de productivité capitaliste. Il est une mémoire d’une histoire du Sénégal depuis la colonisation jusqu’à nos jours, en passant par les luttes de libération, l’indépendance, la période des ajustements structurels, etc. Il a connu des périodes fastes que l’on peut notamment observer dans la dernière scène de “La Petite Vendeuse de Soleil” (16) ou encore dans la “Noire de” (17). S’il constitue une véritable mémoire pour toute une jeunesse huppée et une intelligentsia qui se fréquentait au Fouquet’s dans les années 80 (anciennement Estérel), au son des meilleurs groupes de jazz, et dont les récits confèrent à l’édifice un charme suranné, il n’en reste pas moins le témoin vétuste d’un abandon politique des questions de préservation patrimoniale.
Telle une cathédrale, Maginot s’offre à l'œuvre d’Emmanuel Tussore, qui tisse des liens avec l’intangible. Au cœur du jardin de feu l'Estérel, c’est un sanctuaire de paix et de recueillement qui s’est installé dans le patio en ruine. Unreclaimed est une ode à nos morts, aux absents, aux corps effacés et non réclamés. Une scène digne d’une dystopie apocalyptique, dont seul l’artiste a le secret, qui a pour objectif de déblayer des combles, les dernières traces d’espoir que tout n’est pas perdu, et que notre civilisation pourra encore renaître.
C’est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.Birago Diop
Delphine Buysse
pour OH GALLERY
NOTES
Gilroy, P., The Black Atlantic. Modernity and Double Consciousness., Harvard University Press, 1993.
Ekow Eshun, What is the Black Atlantic?– The Black Atlantic: Episode 1, Tate, 2022.
Présentée à la galerie Aissa Dione, dans l’exposition Mer Mortelle, dans le cadre du OFF la Dak’Art Biennale 2016.
Référence au roman de Fatou Diome
Présenté à la galerie Aissa Dione dans le cadre du OFF de la Dak’Art Biennale 2018.
Tussore, Emmanuel, Installation "De Cruce", Dak’Art Biennale IN, Ancien Palais de Justice de Dakar, Sénégal, 2022
Tussore, Emmanuel, Installation "Birdhouse". OH Gallery, 2023.
Il atteint son apogée au cours des 13e et 14e siècles et on le retrouve dans les lieux de sépulture à travers l'Europe, dès le Moyen-Âge.
monument funéraire à la mémoire de mais ne contenant pas de mort
cercueil
Dans l'Égypte antique, où il est nommé “neb ânkh”, littéralement « maître de la vie », il sert de protection aux momies des personnes de hauts rangs.
qui séparent le monde des vivants de celui des morts, souvent matérialisés par des rivières, des mers ou des océans.
Du nom de l’avenue dont il faisait l’angle, aujourd’hui Lamine Gueye. Achevé en 1952, il s'inscrit dans une politique urbanistique coloniale basée sur un plan hausmanien binaire (centre et prériphérie) avec la création de grandes avenues bordées d'édifices imposants.
L'immeuble de neuf étages, construit selon les standards occidentaux (avec téléphones, vide-ordures et ascenseurs) abritait la seule galerie commerçante couverte de Dakar.
En situation de monopole dans les colonies, ses objectifs de productivité industrielle et principalement agricole, justifiés par l'implantation du capitalisme, maintenaient une pression fiscale élevée sur les populations locales.
de Djibril Diop Mambéty
d’Ousmane Sembène
Vues de l’installation
installation views
i am
myriads of ruins
forgotten sanctuaries
poems of exiles
shining mad foundations
claimed and reclaimed
from dust to dust
dreaming of light
i’m no stranger
tonight —Emmanuel Tussore
Œuvres
WORKS
résidence de l’artiste
artist in residence
Emmanuel Tussore a effectué plusieurs semaines à Dakar pour une résidence de recherche et de création.
L’artiste était accompagné de son assistant Ahmad Al Soliman.
MÉDIAS > VIDÉO (à venir)
A PROPOS
EMMANUEL TUSSORE
Emmanuel Tussore est un artiste pluridisciplinaire français né en 1984. Son parcours artistique puise ses racines dans la photographie, la vidéo et le cinéma. Sa carrière est caractérisée par une constante recherche entre le visible et l’invisible appliquée à la mémoire collective et sa fragilité. Par l’utilisation de matériaux bruts ou organiques, et d’objets détournés, il construit des pièces éclectiques retraçant les forces mouvantes de l’histoire.
Son aventure artistique débute dans les rues animées de Barcelone. La ville devient son terrain de jeu favori dont il photographie le mouvement perpétuel de ses habitants, cherchant à saisir la pulsation de la vie urbaine. Son parcours le conduit également à New York et à Paris, où il travaille en tant que directeur de la photographie dans l’industrie cinématographique. Par l’exploration du genre de la fiction et du documentaire, l’artiste aiguise son œil à la symbolique de l’image, du hors-champ et de la dramaturgie des corps.
Emmanuel Tussore acquiert une renommée internationale grâce à son travail exposé tant dans des galeries d’art que dans le cadre d’événements artistiques majeurs notamment lors de la Biennale de la Havane (2019), la Biennale du Caire (2019), et la Biennale de Dakar (2022). Ses œuvres ont également été présentées dans des festivals de photographie et de cinéma tels que le Lagos Photo Festival (2016), le Athens Photo Festival (2018) et la Berlinale (2017).
DELPHINE BUYSSE
Delphine Buysse est une commissaire d'origine belge qui vit sur le continent africain depuis 18 ans. Diplômée en communication de l'art et titulaire d'un MBA en gestion culturelle et marché de l'art, elle poursuit des études en philosophie (à Montpellier, en France) et est doctorante en sociologie de l'art à l'Université Cheikh Anta Diop (Dakar, Sénégal). Elle a été membre de l'école doctorale des Ateliers de la Pensée, à Dakar, en 2022 et enseigne à l'ISAC (UCAD). Sa thèse porte sur les trajectoires de l’art contemporain visuel à Dakar (héritages et injonctions) et les constructions sociales qui influencent sa production et principalement sa diffusion. Le début de sa carrière est marqué par un intérêt pour l’espace public, en vue de promouvoir le dialogue avec les communauté et un meilleur accès à l'art contemporain, notamment à travers les arts urbains et l'art numérique. Elle a collaboré avec de nombreuses organisations au Sénégal et à l’international et a fondé deux organisations à Dakar pour soutenir les artistes émergents. Basée à Dakar depuis 2018, elle a fait partie de l'équipe curatoriale de la 14e Biennale de Dakar et a rejoint RAW Material Company comme commissaire des programmes en 2022.