PRÉSENTATION
par le Pr El Hadji Malick Ndiaye
Viyé Diba : quand l’environnement est une archive.
Viyé Diba est artiste visuel et professeur d’art, il vit et travaille à Dakar. Diplômé de l’École Normale Supérieure d’Éducation Artistique (Dakar), il poursuit ses recherches à l’École pilote internationale d’art et de recherche de la Villa Arson à Nice. De retour au Sénégal, il est professeur à l’École Nationale des Arts où il contribue à la formation de plusieurs générations d’artistes. Ancien président de l’Association Nationale des Artistes Plasticiens du Sénégal (ANAPS), Viyé défend âprement les droits de son corps de métier et participe à la pression exercée par les artistes pour la création de la Biennale de Dakar dont il sera lauréat du prix Léopold Sédar Senghor en 1998.
Au regard de cette riche trajectoire, notre contribution a un triple raisonnement. D’abord, il s’agit de replacer le parcours de Viyé Diba dans le contexte historique des années 1980-1990, une époque qui marque profondément son regard conceptuel. Ensuite, son travail sera vu à la lumière d’une approche critique des patrimoines artistiques africains. Enfin, il s’agira de s’appesantir sur son traitement du textile comme archive de nos modes de consommation et d’occupation de l’espace.
Le tournant des années 1980-1990
Viyé Diba est un témoin privilégié des changements intervenus au Sénégal dans le secteur des arts visuels. Ces transformations s’opèrent dans un moment décisif de sa trajectoire et expliquent en partie l’orientation conceptuelle de son discours artistique. Ces mutations ont déterminé la formation des cartographies artistiques de même que l’orientation d’une Histoire de l’art. Elles interviennent en partie dans les politiques publiques au cours des années 1980-1990 où deux évènements majeurs auront des répercussions sismiques dans le secteur des arts visuels. Le premier concerne le programme d’ajustement structurel du Fond Monétaire International et de la Banque Mondiale. Le second est relatif à la création de la Biennale de Dakar en 1990.
Le tournant des ajustements structurels que connait le Sénégal crée une rupture dans les politiques de la culture menées depuis les indépendances. Dans les années 1980, cette stratégie culturelle cohérente est brisée par les ajustements structurels qui se concentrent sur d’autres secteurs jugés prioritaires. Le financement de la culture baisse dans les budgets nationaux et le développement des politiques culturelles ne fut plus l’apanage de l’État. Il devint indirectement le domaine d’initiatives privées car les artistes se tournent vers des fonds d’appui extérieurs.
Cependant, la crise a été porteuse de nouvelles synergies entre l’État, la communauté artistique et le secteur privé. La réduction des budgets de la culture a suscité une grande créativité ; son impact sur l’enseignement de l’art s’est illustré par le ciblage des matériaux de récupération pour combler les faiblesses du budget de l’État. Les conséquences conduisirent à la restructuration des arts visuels. Cela a provoqué une réforme pédagogique dans les arts et les supports d’enseignement artistique. C’est à cette époque que les installations s’imposent dans le paysage artistique. En remettant les matériels usagés dans le circuit de consommation, le travail créateur atteste d’une politique de survie. Face à l’affaissement d’une économie postcoloniale et la détérioration des termes de l’échange, l’aveu d’échec dans la gestion de culture a fini par imposer aux arts visuels une nouvelle réalité qui est devenue une troisième voie (…)
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Résonner avec l’histoire et les patrimoines
A la fin des années 1980, Viyé Diba marque un temps d’arrêt et commence à s’interroger sur les masques du musée d’art africain de l’IFAN. « Le débat sur l’identité de l’art africain m’obsédait[1] » dit-il dans son entretien avec Ousmane Sow Huchard. Il compte créer une nouvelle esthétique sans être prisonnier de la Négritude et de l’école de Dakar qui avaient largement exploité ces formes d’expression. Au cours d’une immersion de trois mois au sein des collections du musée, il interpelle les masques par rapport à sa sensibilité et synthétise quatre points du processus créatif des patrimoines que sont : le rôle du matériau, les règles de composition, la verticalité et le rythme.
Le premier point concerne le rôle du matériau. Diba découvre que la résistance du matériau résulte de son principe actif et donc de sa non-neutralité. Les matériaux sont violentés, agressés, comme si l’artiste veut nous faire comprendre que la création est un compromis entre la sensibilité de l’homme et la résistance du matériau. Planter des clous ou faire des scarifications sur les sculptures instaure un dialogue qui révèle une conciliation entre l’artiste et le matériau. C’est de cette manière qu’il existe une logique de participation du matériau à la définition de l’œuvre finale.
Le deuxième point est relatif aux règles de composition. Dans les sculptures africaines, on constate plusieurs effets : une disproportion dans la taille, le centre de gravité est maintenu au sol et les pieds sont renforcés. Ce constat lui fait penser à la danse de certaines communautés qui marquent violemment leur présence au sol et leur appartenance à la terre. Viyé Diba s’est rendu compte que les peuples qui pratiquent ce travail exercent une activité économique autour de la terre. Par ailleurs, ils montrent une culture participative, une culture de la performance. Viyé commence alors à intégrer des objets dans des poches confectionnées à l’intérieur de ses œuvres. Ce qui lui valut d’être qualifié de « méthode Kangourou » par son ami l’architecte Sawalo Cissé[2].
Le troisième axe porte sur le rythme et permet à Viyé Diba de retrouver les théories de L. S. Senghor qu’il redécouvre à travers sa recherche sur les patrimoines artistiques africains. La position du centre de gravité, proche du sol, assure la stabilité de la sculpture et se projette alors sur le pagne tissé que Viyé adopte en se détournant du tissu importé. Le quatrième temps de sa recherche renvoie à la verticalité qui se reflète dans la structure du pagne tissé, particulièrement dans les bandes de tissus rabale. Cet art du fil nait d’un rapport structuré entre ligne, trait et graphisme et suscite un dynamisme matérialisé dans les costumes bigarrés en période de fête et que l’artiste nomme « tapisserie portée [3]».
Penser la société de consommation
L’utilisation du textile connait un pic de consommation autour des grandes fêtes religieuses. A cette occasion, Viyé Diba récupère de nombreuses chutes de tissus avec lesquelles il confectionne des installations comprenant des boulettes de textiles semblables à des fruits sauvages. Piégés dans les tissus moustiquaires, ces boulettes occasionnent un chromatique inattendu avec un détachement du fond qui crée des perspectives murales où peinture et sculpture se rencontrent.
La réflexion sur le textileconduit à une exploration de la société de consommation, puisque la récupération des chutes de tissus s’assimile à une étude des tendances textiles de chaque époque. En outre, c’est un baromètre des rapports économiques, car elle illustre la façon dont des pays comme le Sénégal sont envahis par des produits importés, étant donné que la majeure partie des tissus est fabriquée en Europe. Ces matériaux traduisent alors des rapports de domination économique. Mais ils deviennent, par la même occasion, des archives textiles qui nourrissent le vocabulaire des langues nationales avec l’introduction de nouveaux termes importés (Borodé, Wax, Gezner).
Les jours de fête sont aussi des instants où notre rapport à l’environnement est complétement modifié. L’occupationde l’espace dans la ville de Dakar est caractérisée par l’entassement des objets. Cette anarchie se lit dans les modes d’habiter la ville, le quartier, la maison ou le marché et constitue le langage d’occupation de l’espace. L’exploration de la ville par Viyé Diba se prolonge dans les habitudes des marchands ambulants, des mendiants, des malades mentaux et des éclopés de la vie, un ensemble qu’il nomme les « images insolites [1]».
Lire le langage de la ville comme élément d’éclairage économique du désordre, c’est aussi s’intéresser aux supports de communication politique et sociale. Viyé a interrogé les murs de la ville où se superposent des affiches, slogans, messages, bannières et autres images de propagande. En travaillant sur les couches d’affiches et tous les supports publics d’expression, Viyé montre que la relation à notre environnement reflète ce que nous sommes réellement. C’est tout le sens de l’exposition qu’il présente en 1990 à la Galerie nationale dont le thème est « Environnement, témoin culturel [2]».C’est le sens de sa thèse de troisième cycle en géographie à l’université de Nice sur le thème « salubrité et esthétique urbaine ». Si cette thèse ne sera jamais soutenue, Viyé continue d’explorer le lien entre notre environnement et une Afrique contemporaine qui se cherche entre son identité et ses habitudes de consommation où une grande partie de ses produits provient des industries extérieures.
Viyé Diba est un observateur, au sens prosaïque du terme. Il scrute notre environnement et traduit ses changements dans son art. Face aux mutations sociales, sa connaissance des rationalités de l’espace s’enrichit, son discours est un regard sur l’économie et les rapports de force et d’autorité. Son œuvre est étroitement liée à l’actualité, elle est inséparable de notre compréhension des liens entre culture et économie. Les idées développées par Viyé Diba placent l’artiste dans un vis-à-vis complexe avec son environnement immédiat et ses matériaux primaires de création. Aujourd’hui son travail figure dans de nombreuses collections privées, celles de fondations et de musées[1]. Avec l’inauguration récente de l’espace de création et de recherche Manifa ouvert en mai 2022 pendant la Biennale de Dakar, il continue sa recherche sur notre environnement dont les dynamiques génèrent les archives de notre société.
[1] Ses œuvres ont été acquises par des musées et des fondations internationales tels que le Smithsonian Museum, North Carolina Museum of Art, Peabody Essex Museum, UCLA Fowler Museum, Banque Mondiale, Fondation Aterrana Stiffung, Fondation Hans Bogadske, Fondation Blachère, Fondation Peter Gabriel, Newark Museum ou encore le Centre Pompidou.
Pr. El Hadji Malick Ndiaye
pour OH GALLERYNOTES
Ousmane Sow Huchard, Viyé Diba. « Plasticien de l’environnement ». France, SÉPIA-NEAS, 1994, p. 22.
Entretien avec Viyé Diba, 22 mars 2024, Berlin.
Ibid.,
Entretien avec Viyé Diba, 22 mars 2024, Berlin.
Ousmane Sow Huchard, Op. it., p. 18.
Ses œuvres ont été acquises par des musées et des fondations internationales tels que le Smithsonian Museum, North Carolina Museum of Art, Peabody Essex Museum, UCLA Fowler Museum, Banque Mondiale, Fondation Aterrana Stiffung, Fondation Hans Bogadske, Fondation Blachère, Fondation Peter Gabriel, Newark Museum ou encore le Centre Pompidou
évènements
events
C O N V E R S A T I O N
- R E N C O N T R E -
Rencontre avec l’artiste le vendredi 17 mai 2024
de 15h à 16h30.
Captation vidéo disponible ultérieurement.
O H L I B R A R Y
- L A B I B L I O T H È Q U E -
La rencontre avec La Bibliothèque, autour de l’exposition de Viyé, aura lieu
le samedi 01 juin 2024 de 15h à 18h.
a c t u a l i t é s
- A R T B A S E L -
La galerie est heureuse de présenter Viyé Diba à Art Basel du 13 au 16 juin 2024 à Bâle en Suisse.
Texte de l’historienne Joanna Grabki.
LES OEUVRES
works
atelier
workshop
MÉDIAS > Vidéos
À PROPOS
Viyé diba
© Morel Donou
Viyé Diba est né en 1954 à Karantaba au Sénégal. Diplômé de l’École Normale Supérieure d’Éducation Artistique de Dakar et de l’École pilote internationale d’art et de recherche de la Villa Arson à Nice. Il prépare ensuite un troisième cycle en géographie à l’université de Nice sur le thème « salubrité et esthétique urbaine ». Il a été professeur à l’École Nationale des Arts de Dakar où il a participé à la formation de plusieurs générations d’artistes.
Son travail est présenté dans de nombreuses expositions à travers le monde et figure dans plusieurs collections individuelles et institutionnelles. Lauréat du grand prix Léopold Sédar Senghor de la biennale de Dakar en 1998, Ses oeuvres ont été acquises par des musées et des fondations internationales tels que le Smithsonian Museum, Peabody Essex Museum, UCLA Fowler Museum, Banque Mondiale, Fondation Aterrana Stiffung, Fondation Hans Bogadske, Fondation Blachère, Fondation Peter Gabriel, Newark Museum ou encore le Centre Pompidou.
Viyé Diba vit et travaille à Dakar. En 2022, il inaugure à Dakar un espace de création et de recherche : Manifa.
Pr. el hadji malick ndiaye
© Khalifa Hussein
El Hadji Malick NDIAYE est docteur en Histoire de l’art de l’Université Rennes II et professionnel des musées, diplômé de l’Institut National du Patrimoine (Paris). Il est actuellement chercheur à l’IFAN/Ch. A. Diop dont il est le chef du Département des musées et Conservateur du Musée Théodore Monod d’art africain. Il est résident de la Villa Albertine en 2023, Directeur artistique de la 14ème édition de la Biennale de l’art africain contemporain (2022) et co-commissaire de l’exposition Picasso à Dakar, 1972-2022 (2022). Ancien boursier de l’Institut National d’Histoire de l’Art et ancien post-doctorant du Laboratoire d’excellence Création, Arts et Patrimoines (Labex CAP) et du Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (EHESS/CNRS), Malick Ndiaye a été Secrétaire général d’ICOM/Sénégal (International Council of Museum) et membre du bureau de Art Council of African Studies Association (ACASA). Muséologue et commissaire d’exposition, il enseigne l’Histoire de l’art, les musées et le patrimoine culturel.