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Discussions autour de “Unreclaimed” de Emmanuel Tussore

Touche discrète dans le coeur battant de la #TheOFFisOn de Dakar, la petite cour située au rez-de-chaussée du Building Maginot à Plateau a accueilli un nombre inhabituel de visiteurs entre le 11 mai et le 2 juin 2024. Et pour cause, l’artiste Emmanuel Tussore, présenté dans le IN de la biennale de Dakar en 2022, y a installé son nouveau travail Unreclaimed, après 3 semaines de résidence de recherche à OH Gallery. De nouveau, il recourt à l’art de l’installation : des corps en papier kraft, à moitié recouverts de sable, ensevelis sous des gravats, gisent au sol. À l’entrée de la cour se détache le début d’un poème en lettres larges : Je suis une myriade de ruines. Poème qui navigue au gré des corps, au rythme duquel jaillissent les mots ruines, exilés, poussière, étranger, comme une série de mantras. OH Gallery partage ici les échanges auxquels cette installation a donné lieu.

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Ibrahima (visiteur) : La mise en scène fait penser aux évènements actuels en Palestine. Est-ce que c’était voulu de la part de l’artiste ?

OH gallery : Le travail d’Emmanuel Tussore a toujours un lien avec l’actualité. Dans son installation Study for a soap en 2017, il sculpte des ruines dans une centaine de savons d’Alep, ces savons à haute symbolique venus de Syrie. Avec Unreclaimed, voir des silhouettes coincées sous des gravats et du sable avec les yeux d’un visiteur de 2024, renvoie forcément à des images d’actualité. Ceci dit, l’artiste rend hommage, plus largement, aux « oubliés » de l’Histoire. La migration, l’exil, sont des sujets chers à l’artiste. En 2016, il avait présenté à Dakar l’installation Sirènes, dont le dispositif vidéo met en scène la disparition lente et progressive d’hommes et de femmes vers l’océan. Par-delà l’évocation brutale de la Palestine, cette nouvelle installation fait aussi écho, à sa manière, aux centaines de migrants engloutis par l’océan chaque année.

Ibrahima : Est-ce pour cette raison qu’Emmanuel Tussore a fait le choix de présenter Unreclaimed au Sénégal ?

OH gallery : Si l’actualité brûle de donner une forme tangible à l’horreur commune, l’art a aussi sa propre capacité d’évocation. Or présenter cette installation dans le Building Maginot n’a rien d’anodin. Ce bâtiment à 8 étages, avec son architecture coloniale, est le premier construit, en 1951, par le gouvernement colonial de l’Afrique Occidentale Française (A.O.F), dont le siège était situé à Dakar. La petite cour où se tient l’installation d’Emmanuel Tussore, encadre l’ancien bar l’Estérel où se fréquentaient les colons, puis le mythique Fouquets et qui tombe aujourd’hui à l’abandon, bien que la carte des boissons soit toujours affichée. Derrière ce symbole, c’est ce que la colonisation charrie d’exploitation humaine et territoriale qui se murmure entre ces murs. Par les cadavres sans noms exposés par l’artiste, faits de papier et de gravats, ce sont aussi d’autres guerres, d’autres pertes, qui s’exposent. Dans son geste et à travers des références rituelles et symboliques - installer un corps auprès d’un arbre ou sur une tombe, - l’artiste offre un refuge symbolique aux innombrables oubliés des fosses communes, des océans, des guerres, ensevelis dans l’oubli, partis sans rituels.

Awa (visiteuse) : Quelles ont été les inspirations de l’artiste ?

OH gallery : Parmi les figures influentes, il y a sans nul doute l’artiste cubo-américaine Ana Mendieta. Arrachée à ses origines cubaines à l’adolescence, elle ne cesse de questionner le déracinement à travers son œuvre multiple entre 1973 et 1980. Les deux artistes ont la capacité d’insuffler une force de vie à des paysages mortuaires. Dans Flowers on body, Ana Mendieta met en scène son propre corps allongé dans une tombe mixtèque et recouvert d’un parterre de fleurs blanches. Unreclaimed expose des gisants, mais des branches poussent depuis les cadavres, des lianes prennent vie sur la mort. Du mouvement s’infiltre dans ce morne paysage fait de teintes grises et noires, fait advenir les rêves de lumière glissés dans le poème. Mendieta et Tussore mettent en scène la mort comme rituel symbolique, comme un retour à la terre et aux racines, mais aussi comme une renaissance. Forte évocation poétique, les vies s’effacent pour donner lieu à un nouveau cycle ; alors sur les ruines peuvent se bâtir de nouvelles fondations.


Aisha (visiteuse) : Pourquoi présenter ce travail sous la forme d’une installation éphémère ?

OH gallery : Le parcours d’Emmanuel Tussore s’est en partie construit dans le cinéma et le spectacle vivant. Grâce à l’installation, il retrouve la dimension immersive propre à ces disciplines. L’installation permet aussi d’instaurer un grand dialogue in situ entre un espace et différents médiums - écriture, vidéos, matières. Artiste de l’improvisation, il se sert des matières en présence pour réaliser ses œuvres. Ceci dit, la question de la trace le travaille depuis quelques temps, et il a commencé à réaliser une série de dessins dont OH Gallery se fait gardienne, médiatrice et boutiquière. Ainsi ont vu le jour des extensions de Unreclaimed et de son précédent projet, Birdhouse : formes dansantes noires réalisées à l’encre de chine, abris provisoires déposés sur des sacs de ciment, corps en migration de l’installation Unreclaimed sur fond de poème. Cette série d’images documente le processus de création de l’artiste, tout en donnant une autre vie à ses installations.

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